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  • xaviergelard

Journal d'un album : Live at Yoshiwara

Dernière mise à jour : 21 janv. 2022

https://cuneiformrecords.bandcamp.com/album/live-at-yoshiwara


Le 28 janvier 1393, lors d’un charivari donné en l’honneur du roi Charles VI, dit le Fol, un incendie éclata. Le roi et sept de ses compagnons, avec des costumes enduits de pois et de plumes, courant dans le noir pour effrayer et amuser les convives, prirent subitement feu lorsqu’un cousin du roi, éméché, approcha trop près la flamme de sa torche du visage d’un des “sauvages”. La panique éclata ; une jeune femme sauva son souverain en le couvrant d’instinct d’une couverture, un autre trouva un baquet où étouffer le feu, mais les autres périrent, consumés, dans des cris d’épouvante, la flamme de leurs corps flambant éclairant la pièce d’une lumière cruelle, vive, qui ruinait le décor dressé par le roi entre lui et sa folie et fixait dans le regard des témoins une lueur de terreur dont ils ne se départiraient jamais.


Mais cette flamme eut aussi une autre conséquence, inattendue ; à la lumière projetée par le drame, un jeune garçon, Gauvain de Guisay, tandis qu’il se cachait, aperçut une porte qu’il n’avait jamais remarquée jusqu’alors. C’était une porte semblable à toutes les autres, à toutes celles qui s’étaient toujours trouvées dans la pièce, et il était aisé de ne pas la remarquer. Elle était pourtant de trop. Gauvain l’avait devinée, d’abord, comme on devine ce qui échappe à notre quotidien avant de le voir réellement.


Le chroniqueur qui en parle, Michel Pintoin, n’est pas tout à fait digne de confiance, qui s’attarde longuement sur les supposés pouvoirs des rois, les faisant guérir la vérole, la peste, la mélancolie, et à vrai dire accomplissant plus de miracles que Jésus lui-même et tous les thaumaturges réunis. Néanmoins son récit porte à cet endroit, à propos de cette scène, ce que l’on pourrait appeler l’accent de la vérité : détails inutiles qui sonnent comme la transcription fidèle d’un témoignage de première main - puisque l’on ne sait pas de quoi l’on parle réellement, autant le décrire avec un luxe de détails, afin que celui qui est capable de comprendre le puisse -, sécheresse du style qui s’oppose à la fréquente utilisation de superlatifs et d’effets qui jalonnent ses autres récits. A ce stade du récit, le chroniqueur, soucieux d’accréditer ses dires, plus soucieux dans ce cas que dans tous les autres où il a invoqué des forces surnaturelles et des signes merveilleux, fait même appel à un précédent pour ne pas qu’on l’accuse de répandre des mensonges. Il rapproche la porte vue par Gauvain de ce monde que, selon le grand chroniqueur arabe Idare (la francisation du nom du célèbre Ibn Idari, qui vivait à Cordoue), l’énigmatique Al-Khidr est censé avoir vu dans un éclat de miroir. Non pas une porte, mais une île, apparue en un éclair, puis disparue. Loin de croire à une illusion ou à un tour du démon, note Idare, Al Khadir s’empressa de collecter lui-même les histoires de ceux qui, à leur tour, avaient aperçu un instant un lieu qu’ils n’auraient jamais dû voir - histoires que malheureusement aucun livre n’a transmis jusqu’à nous.




La pièce inconnue, plus que le feu, acheva de rendre fou Charles VI : après avoir enterré les morts de la terrible fête, veillé, prié, pleuré avec ceux qui avaient perdu des êtres chers, sans doute maudissant celui qui lui faisait subir ces épreuves puis, se repentant, acceptant ce fardeau qu'on lui imposait, il se retira en lui-même, cette fois pour de bon. Après tant d’années où sa folie avait été, sinon contenue, au moins divertie, il choisit de plonger en elle de tout son être. Il s’installa face à la porte qu’avait désignée Gauvain, et que ni lui ni aucun des convives ne souhaitait approcher, et la fixa ; elle resta là pendant 7 jours et 7 nuits, tenant les gens dans la terreur, puis disparut. Quand on fut tout à fait sûr qu’elle n’était plus là, s’approchant d’assez près pour sentir de nouveau les murs, on cessa de vivre en suspens, comprenant que cette porte avait été placée là comme un signe de Dieu et permettant à ceux qui étaient morts dans de si affreuses souffrances de passer le pas qui mène aux cieux cléments. On cessa de regarder ce pan de l’espace ; mais Charles VI, lui, ne cessa pas. Il resta là, à attendre que la porte reparaisse, et avec elle, le lieu sur lequel elle débouchait, et pour lequel il aurait désormais donné sa vie. Mais elle ne reparut pas.

Du moins, pas de son vivant. La porte, l’île, le monde ou le lieu qu’on aperçoit en un instant fugace et qui s’incarne dans ce monde avant de disparaître a continué de voyager, et c’est bien le même endroit, sous des atours différents, qu’ont vu Al-Khidr et Charles le Fol, et, sous d’autres atours, tous ceux après eux.

Borges dans l’Aleph fait, sous couvert de fiction, une référence voilée à ce lieu mouvant, qui n’est pas de ce monde mais choisit parfois de s’y montrer, parlant d’un coin d'escalier d’où l’on peut observer tous les lieux possibles et vivre toutes les situations. C’est un lieu qui voyage, un endroit qui ne reste jamais deux jours au même endroit, dont tant d'oeuvres parlent - l’île de Lost en est un avatar, la Loge de Twin Peaks tente de le dessiner, mais le club Yoshiwara du film Metropolis est le premier à l'incarner dans notre époque moderne - un lieu inventé de toutes pièces mais qui, subitement, alors qu’on ne s’y attend pas, prend une incarnation réelle. Une suite d’auteurs et de témoins s’y sont confrontés, ou l’ont invoqué ; mais aucun ne peut prétendre avoir pu lui donner vie sur cette terre plus que quelques instants. C’est dans cet espace que Ghost Rhythms vous invite à entrer à travers ce Live at Yoshiwara.



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